Dans un monde de plus en plus dynamique, la capacité à réagir et à prendre des décisions rapidement est devenu stratégique dans le contexte entreprise.
Mais les solutions d’hier (taylorisme, contrôle, sur-optimisation) sont devenues les problèmes d’aujourd’hui : sous couvert de la rentabilité les salariés travaillent sur plusieurs sujets simultanément, et en partant du principe qu’ils ne peuvent pas être autonomes, les entreprises ont développé à outrance les procédures de contrôle qui ralentissent voire bloquent la prise de décision – et donc la réactivité. Elles ont aussi séparé leur organisation en silos – chacun son travail – ce qui fait que personne ne maitrise la chaine globale de livraison de valeur et que les salariés sont déresponsabilisés quant aux résultats fournis aux clients. De plus, le contexte entreprise étant complexe (marchés disruptés, concurrence, …), le management a tendance à vouloir être rassuré et en conséquence, demande aux salariés :
- D’innover mais de respecter les règles et processus internes de plus en plus compliqués et contraignants,
- De fournir des estimations fiables en terme de budget et délais dans un contexte mouvant et incertain,
- De s’engager à respecter les estimations sans prendre en compte l’incertitude et le besoin de pouvoir pivoter si nécessaire
Mais le seul engagement que l’on peut demander à un salarié, c’est de donner le meilleur de lui-même ! Alors comment faire ? C’est ce que nous allons essayer de travailler dans cet article…
De la difficulté à prendre une décision
Les projets en entreprise sont légions, et tout est important, tout doit être fait le plus rapidement possible. En conséquence, les équipes sont sollicitées pour travailler sur plusieurs projets en même temps. Mais si tout est prioritaire, qu’est ce qui l’est vraiment ? Par quoi commencer ? Impossible à dire, du coup on ne choisit pas et on commence tout.
C’est un symptôme récurrent d’une entreprise ayant des difficultés à prendre des décisions. Et les conséquences peuvent être graves :
- Les équipes commencent mais ne terminent pas : chaque nouveau projet est commencé sans se soucier de la capacité à produire. L’énergie et donc le temps consacré à chaque sujet est dilué de plus en plus et les délais s’allongent
- Les clients attendent des résultats mais ne voient rien venir, ou très sporadiquement, alors qu’ils ont des enjeux business importants en attente. Ils sont alors mécontents, voire font appel à une autre entreprise pour leur besoin.
- L’intervalle entre les feedbacks s’allonge, ce qui affecte encore plus la capacité à prendre une décision rapidement
- La capacité à traiter un projet “encore plus important” est floue : ce projet est juste ajouté à la longue liste de ceux en cours et la direction n’a aucune visibilité sur la date de livraison
- La stratégie de l’entreprise est inconnue des salariés (et parfois même du management). En effet, la stratégie peut être vue comme là ou l’on met son énergie en priorité. Sans priorité, pas de stratégie. Pas de stratégie, pas d’engagement des employés.
- Les salariés peuvent être tentés de travailler plus pour tenir les délais, au risque de s’épuiser puis quitter l’entreprise
On voit donc que se mettre en capacité de ne traiter qu’une seule problématique à la fois – et donc de prendre des décisions – a des vertus évidentes. Cela évite aussi l’illusion d’optimisation des “ressources”, qui sont simplement surchargées, car on ne peut optimiser qu’un système qui fonctionne déjà.
L’illusion de l’optimisation ?
Les projets arrivent rarement à une équipe sans qu’il y ait déjà un objectif en terme de contenu et de date de livraison, ou au moins une liste de milestones à respecter. Afin d’avoir une chance de respecter les dates, les équipes sont donc incitées à commencer tout de suite. Mais mathématiquement, on se rend compte que commencer plusieurs sujets en parallèle a l’effet inverse.
Voici un exemple fictif comparant les deux stratégies de planification de projets, avec des durées et revenus mensuels générés par projet fictifs. Les durées indiquées en bas du graphique correspondent au temps nécessaire pour terminer un projet si l’équipe y est dédiée. Dans le cas de la stratégie parallèle, j’émets l’hypothèse que l’équipe répartit son temps équitablement sur chaque projet, ce qui multiplie par 3 leur temps d’exécution.
On voit dans ce graphique que la stratégie séquentielle a un premier avantage de voir l’ensemble des 3 projets finis plus tôt, et il est même possible que dans la réalité, dû au context switching, la stratégie parallèle finisse encore plus tard. La conséquence est que chaque projet terminé – et donc déployé – au plus tôt, ajoute / rapporte de la valeur à l’entreprise plus rapidement. Considérons que les trois projets offrent un potentiel de revenus de 43k€/mois.
Dans cet exemple-ci, la stratégie séquentielle permet de livrer le projet A au bout de 1,5 mois, ce qui implique que le projet livre de la valeur à l’entreprise au bout de 1,5 mois et non au bout de 4,5 comme dans la stratégie parallèle. Cela génère des revenus plus tôt. L’entreprise est donc gagnante, et les clients aussi.
Dans le premier cas, l’équipe a généré 82,5k€ de valeur en plus. C’est-à-dire qu’en livrant les mêmes projets, sans même appliquer de technique de priorisation, la stratégie séquentielle est bien plus performante économiquement que la stratégie parallèle.
Par ailleurs, en appliquant la méthode CD3 (Cost of Delay Divided by Duration), nous voyons qu’il aurait été encore plus pertinent de commencer par le projet C puis les A et B.
Dans ce cas-ci, la stratégie séquentielle offre encore plus de valeur, plus tôt : 22k€ de plus (104,5k€ contre 82,5k€). Si l’on compare uniquement en termes de temps, l’entreprise a gagné quasiment 2,5 mois sur le Time To Market moyen de chaque projet. Ce qui peut faire une grande différence auprès de la concurrence …
Le leurre de l’estimation juste
Mais ces stratégies ne sont applicables que si l’on a une estimation de la durée des projets et de leur valeur. Ce qui n’est pas une mince affaire.
Les estimations ne sont plus ou moins que des déductions faites en fonction des informations dont nous disposons sur le moment. Ne sachant pas tout, nous partons donc sur des hypothèses qui vont influencer – voire définir – le résultat. On peut alors considérer que :
- Toute estimation est fausse par définition
- Les hypothèses servant à faire les estimations doivent être listées et communiquées auprès des parties prenantes pour valider le fait que nos informations sont à jour et partagées
- Les estimations doivent être réévaluées à chaque fois qu’une nouvelle information modifie les hypothèses de départ
- Passer trop de temps à affiner les estimations est une perte financière puisque le résultat sera faux
- Les estimations doivent être faites par les personnes les plus à même de le faire (souvent ceux qui vont effectivement faire le travail, pas un commercial)
Une conséquence directe de ces assertions est qu’on ne peut pas blamer une équipe de ne pas estimer correctement. Mais nous pouvons tout à fait leur demander de mettre à jour quand nécessaire leurs estimations et les conséquences en terme de coûts / délais / valeur. Cela permettra de potentiellement prendre des décisions différentes, à savoir ajuster le plan, plutôt que de persister dans la même direction quoi qu’il en coûte.
Le pilotage par la valeur
Afin de se mettre en position de décider, il faut donc des estimations sur la durée potentielle d’exécution du projet et sur la valeur générée. Pour estimer la durée d’un projet, passer par une étape d’idéation peut être bénéfique pour identifier les fonctionnalités dont le client a besoin (impact mapping, story mapping, lean canvas, …).
Mais la valeur d’un projet est plus difficile à estimer dans certains cas : tout ne peut pas être réduit à des euros. Par exemple, des initiatives de réduction de risque opérationnel, des enablers. Chaque entreprise peut travailler sur son framework économique qui lui permettra de comparer la valeur des projets.
La roadmap n’est pas un engagement
Après tout ce travail d’estimations de projets en termes de durée et valeur, de priorisations, les équipes peuvent donc produire à chaque instant un livrable de type roadmap permettant de communiquer sur leurs intentions à court et moyen terme. C’est le premier artefact d’un framework plus large de type portfolio management. Ce dernier permettra ensuite de travailler sur les dépendances et l’ordonnance des travaux de chaque équipe pour fluidifier un maximum les flux de livraison de valeur.
Mais ces roadmaps ne sont bien que des intentions, pas des engagements. Ce changement de paradigme est essentiel au changement de culture des entreprises qui se mettent en état de prendre des décisions : considérer une roadmap comme un engagement reviendrait à considérer que l’on peut prédire le futur, que les risques sont tous réduits à zéro, qu’il n’y a aucune inconnue. Cela implique un changement de posture du management par un passage d’une volonté de contrôler à une volonté de co-construire : aider les équipes à estimer, à prendre des hypothèses, les aider à résoudre les problèmes au fur et à mesure de l’avancement est plus vertueux que mettre la pression pour respecter des délais qui n’ont aucun lien avec la réalité : ce n’est pas en disant qu’un projet doit durer 3 mois que c’est faisable, c’est en le faisant qu’on estime sa date de fin.
Conclusion
Les décisions sont prises en fonction des informations que l’on a sur le moment, et le mieux que l’on puisse faire, c’est de communiquer l’intention (ce que l’on va faire et dans quel ordre) et les hypothèses qui sous-tendent l’intention. Limiter le travail en cours permet d’être plus performant économiquement et autorise l’entreprise à pivoter. Elle se met alors en position de prendre des décisions.
Pour aller plus loin, des frameworks visant à aligner la stratégie de l’entreprise avec l’opérationnel comme les OKR peuvent aider toute l’entreprise à coordonner les efforts inter-équipes et à donner du sens à ce qui est fait au quotidien.